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Critique de la modernité et du progrès technique

La modernité se veut en rupture avec ce qui précède, et le progrès technique est intimement lié à l’histoire de l’humanité.

Alors que les nouvelles technologies pourraient un jour nous échapper, et sachant que les règles morales, aussi immuables qu’elles puissent paraître, sont constamment contournées et propices aux abus :

 

  • Quelles seraient les normes que la collectivité humaine devrait fixer pour faire face aux nouveaux défis technologiques ?

Qu’est-ce que la modernité ?

 

La modernité se veut en rupture avec ce qui précède, notamment les traditions.

 

Elle naît en Occident, dans la Grèce antique, avec l’invention de la démocratie, puis s’exprime à travers la remarquable administration romaine. Elle change ensuite de centre de gravité et devient arabe avec ses philosophes, poètes, médecins, astronomes, mathématiciens. La modernité éclairera de nouveau l’Europe à la fin de la Reconquista espagnole (1492), puis au siècle des Lumières jusqu’à la Révolution française, pour s’y installer enfin avec la révolution industrielle et technologique venue d’Angleterre.

Le monde, qui semblait être soumis à un ordre immuable, débouche sur les guerres mondiales et la multiplication des appareils totalitaires. « La modernité, qui correspond à un accroissement vertigineux de la capacité d’action de la société sur elle-même, apparaît comme un instrument de contrôle, d’intégration et de répression » (Touraine).

Pour Auguste Comte, les sociétés modernes ont besoin d’un gouvernement scientifique à base morale. Derrière les fonctionnalités de la modernité se tient un sens nouveau et mystérieux qui nous est encore caché mais qui pourra un jour se révéler.

Après la Révolution promise par les Lumières et l’ère industrielle, le modernisme a triomphé. Cependant, il a dérivé à cause de l’inadéquation entre le progrès matériel et le progrès spirituel ou humain.

Les philosophes de l’École de Francfort (20ème siècle) ont ainsi constaté que la modernité, comme projet d’émancipation sociale, n’avait pas tenu ses promesses.

 

Le progrès technique

 

L’histoire de l’humanité est intimement liée à celle des techniques. Le progrès technique se décline en trois étapes avec l’outil et l’artisanat (début de la sédentarisation), la machine et l’industrie (19ème siècle) et l’ordinateur et l’informatique (fin du 20ème et début du 21ème siècle). Sa croissance a décuplé avec l’arrivée de l’électricité (Edison, 1879). Il a déjà permis de dépasser l’homme pour la force physique, la précision et la rapidité d’action, et atteindra sa finalité lorsqu’il le surpassera en intelligence et en responsabilité. Ainsi, la boucle du progrès technique dans laquelle l’homme s’est laissé enfermer sera bouclée.

Rousseau a été le premier à véritablement mettre l’accent sur l’ambivalence du progrès technique, source de civilisation mais aussi de décadence morale : « L’homme civilisé a échangé son bonheur primitif contre la sécurité. » Il avait compris que la technique ne modifierait pas seulement notre environnement mais aussi nos manières de le penser et de le percevoir.

Baudelaire dénonçait dans l’idée de progrès « une erreur fort à la mode », une foi en la science, qu’il considérait comme le « paganisme des imbéciles ».

 

Le progrès technique suit-il une direction précise ?

 

« Le développement technique n’est pas représenté par une flèche qui volerait droit vers le centre de sa cible, mais ressemblerait plutôt aux ramifications des branches d’un arbre qui partent dans différentes directions » (Feenberg). La direction prise par le progrès dépend du niveau d’évolution scientifique et de maturité de la société.

Le moteur à explosion a par exemple été préféré pour propulser les automobiles à d’autres concepts (vapeur, électrique) jugés moins efficaces à l’époque. Par la suite les investissements consentis l’ont figé comme objet universel pour plus d’un siècle. Toutefois si ses batteries avaient été plus efficientes (coût et procédé mieux maîtrisés) le moteur électrique aurait rapidement supplanté le moteur à explosion qui un jour paraîtra archaïque, complexe et sale.

Le téléphone de Bell (1876) avait vocation à échanger rapidement des informations importantes comme des transactions commerciales en Bourse. Or, son développement s’est véritablement opéré grâce aux besoins de communication des particuliers et a culminé avec l’arrivée des portables.

Un siècle plus tard, le Minitel (1980), imaginé par des technocrates français, a voulu imposer un concept fonctionnel, fournir uniquement de l’information : comptes bancaires, horaires de transports, etc., alors que les particuliers préféraient l’utiliser comme lien social, à l’image du Minitel rose. Cette erreur d’appréciation a ensuite laissé le champ libre à internet et à l’oligopole américain ; Google, Apple, Face Book, Amazon (GAFA).

Ainsi, la vocation finale d’un objet ne correspond pas toujours à l’idée que l’on en a à l’origine.

 

Finalité de la technique

 

Heidegger comprend l’essence de la technique au sens d’un certain destin de l’être et de l’histoire de la « vérité de l’Être » : « L’homme n’est pas le maître de la “Technique”, il en est tout au plus le fonctionnaire. L’homme, à travers son désir de puissance, développe la technique qui au final menace de lui échapper. » C’est à la fois une activité humaine et un moyen. Alors l’essence de la technique moderne n’a rien d’humain. Dans les temps modernes, la domination de la technique en tant que manifestation ultime de la « Volonté » de puissance représente, le danger le plus grand. « Plus l’homme se prend pour le seigneur de la Terre, plus il devient une simple pièce du dispositif technique. »

Jacques Ellul, dans La technique ou l’enjeu du siècle (1954), affirmait qu’à partir du 20ème siècle la technique est devenue un « facteur autonome », « régissant les destinées de l’homme bien plus que celui-ci ne croit la maîtriser. » Ainsi un certain nombre de militants de la décroissance s’attachent à poser le problème de la fuite en avant technologique comme l’origine de tous les grands types de crises. « Ce n’est plus le travail humain qui est créateur de valeur mais la technique. »

C’est ainsi qu’Anders voit dans l’obsolescence de l’homme un décalage prométhéen entre l’homme et le monde qu’il a produit et qui se solde par une « honte prométhéenne. »

L’humanité a subi plusieurs agressions qui auraient pu lui être fatales. La nature était la menace principale, et elle a été maîtrisée par la révolution industrielle. La seconde est venue de l’homme lui-même. La technique a permis aux guerres d’être de plus en plus meurtrières : il y a eu près de cent millions de morts au cours du 20ème siècle, ce qui aurait pu aboutir à un embrasement thermonucléaire et à l’extinction de l’espèce humaine.

Néanmoins il reste d’autres menaces à venir : les nouvelles technologies pourraient un jour nous échapper, telles les nanotechnologies, la manipulation génétique ou l’intelligence artificielle.

Enfin, pourquoi l’« essence » de la technique ne conduirait-elle pas la technique à sa propre autonomie ? Tel un virus qui aurait été inoculé dans l’être le plus adapté à son développement pour in fine s’émanciper de son hôte.

 

Neutralité de la technique

 

Pour certains la technique est neutre, elle serait aussi bonne que mauvaise, l’important étant comment elle est utilisée.

Si elle a indéniablement contribué à la prospérité de notre espèce, elle n’a pas rendu l’homme plus heureux ni plus moral pour autant. Les nazis ont eu leurs philosophes (Heidegger) et leurs compositeurs (Wagner) ; ils allaient à l’opéra et avaient de l’éducation, ce qui ne les a pas empêchés de se comporter comme des barbares.

Si le progrès technique a permis les chambres à gaz et la bombe atomique, alors le progrès n’a aucune valeur morale. « Le progrès et la morale ne vont pas à la même vitesse » (Freud).

Parce que les objets ont des vocations bien spécifiques, ils ne sont jamais neutres : un marteau sert plus à planter des clous qu’à tuer et un revolver à tuer, même si chacun peut réaliser ces deux actions. N’en déplaise à la NRA, le puissant lobbying du port d’armes aux USA, qui assène « que ce ne sont pas les armes qui tuent, mais ceux qui les utilisent ! » Argument déterministe faible, si elles n’étaient pas en libre circulation aux États-Unis, il serait beaucoup plus difficile de tuer.

Ainsi la neutralité de la technique est sujette à la manipulation. Ce n’est pas la technique qui aliène l’homme, mais l’homme qui en fait un usage aliénant.

L’homme a toujours expérimenté ses inventions, même les pires. C’est attendu, il veut connaître le résultat de son travail, voir ce que donnent en grandeur nature ses outils, machines (armes), expériences médicales (le corps humain est un formidable banc d’essai), chimiques ou physiques (atome). L’excitation, l’émotion, le profit, la célébrité, sont les principaux moteurs qui font « progresser » les inventeurs. « Historiquement, dès qu’une arme a été techniquement faisable, quelqu’un l’a fabriquée » (Aguirre). « Je me rends compte de l’importance tragique de la bombe atomique. […] Nous avons gagné la course à la découverte contre les Allemands. Ayant découvert la bombe, nous l’avons utilisée » (Truman).

Penchons-nous sur le cas particulier de la bombe atomique, apothéose de la technique. Le programme Manhattan ayant pris plus de temps que prévu ou la guerre en Europe se terminant plus tôt, la bombe n’a été prête que trois mois après la chute du régime nazi. Que firent les Américains après un tel effort scientifique, technique et financier ? Stocker leur matériel en attendant un nouveau conflit ?

C’est dans une logique de « guerre totale » et de test qu’ont eu lieu les bombardements sur le Japon, dont l’objectif allait au-delà de la seule fin au conflit. Plusieurs villes non bombardées du sud du pays avaient été sélectionnées afin d’étudier les conséquences de la bombe sur la population. La propagande américaine avait annoncé que ce mal nécessaire permettrait de préserver la vie de nombreux soldats alors que le gouvernement nippon, déjà exsangue – l’aviation et la marine avaient été détruites –, était prêt à accepter l’armistice. Il y a eu une véritable course contre la montre par crainte que le Japon ne capitule avant les bombardements d’Hiroshima, le 6 août 1945, et de Nagasaki, trois jours plus tard (après un ultimatum de 48 heures), ne laissant pas le temps aux dirigeants japonais d’accepter les conditions de reddition.

Il faut noter que les bombardements incendiaires, notamment sur Tokyo, ont fait plus de morts que les deux bombes atomiques.

Avant le projet Manhattan, Einstein avait écrit au président Roosevelt pour l’alerter sur l’intention des Allemands de construire la bombe atomique et l’avait même exhorté à ne pas se laisser distancer. Il fera marche arrière lorsqu’il prendra conscience du pouvoir de destruction de cette nouvelle arme. Oppenheimer, Fermi, Lawrence et Arthur H. Compton avaient alors proposé d’en faire exploser une dans une zone désertique du territoire japonais afin que le gouvernement prenne conscience de la nouvelle menace, mais cette démarche resta sans effet.

Après l’essai de la première bombe atomique dans le désert du Nouveau-Mexique, près de Los Alamos, J. Robert Oppenheimer  récita ces phrases : « Les physiciens ont connu le péché », « Je suis devenu la Mort, dévastatrice des mondes ». Le général Thomas Farrell, présent sur les lieux, compara l’évènement à « un coup de tonnerre […] qui révéla que nous étions de petits êtres blasphémateurs qui avaient osé toucher aux forces jusqu’alors réservées au Tout-Puissant », ce que Kenneth Bainbridge, directeur du test, évoqua de façon beaucoup moins prosaïque, mais très explicite : « À partir de maintenant, nous sommes tous des fils de pute. »

 

Puis, après la Seconde Guerre mondiale, une période de doutes et de défiance vis-à-vis de la science et des techniques a commencé. S’il est vrai que la conquête spatiale a enthousiasmé le monde – Niel Armstrong a déclaré après le premier alunissage : « Aucun rêve n’est impossible » (No dream is impossible) –, il ne faut pas oublier que cette compétition a été instiguée par la rivalité USA/URSS et que Youri Gagarine a été le premier homme à aller dans l’espace grâce à un lanceur intercontinental modifié.

Avec l’avènement de la bombe atomique et sa possibilité de détruire plusieurs fois la planète, l’humanité prend conscience qu’une fin brutale et rapide est possible. Si jusqu’à présent c’est bien la nature de l’objet qui déterminait la fonction, l’arme nucléaire, de par sa nature dévastatrice, interdit les conflits majeurs. Ici la peur de l’anéantissement a rendu l’homme plus raisonnable.

 

Que nous réserve l’avenir avec le progrès technique ?

 

Après la mésaventure des savants de la bombe atomique, il est en effet souhaitable de définir des règles éthiques avant tout autre invention potentiellement dangereuse et/ou incontrôlable. Ce qui a été fait en partie en France avec les lois sur la bioéthique et informatique et libertés en 1978.

Ainsi la technique ne fixe aucune norme morale, elle ne dit pas si ce que nous faisons est bien ou mal, légitime ou pas. C’est à la collectivité humaine de fixer de nouvelles normes adaptées aux progrès techniques, car les règles morales, aussi immuables qu’elles puissent paraître, sont constamment contournées et propices aux abus.

L’utilisation d’armes modernes demande du self-control et de savoir refreiner ses pulsions meurtrières, surtout lorsque une simple pression sur un bouton peut anéantir un grand nombre de personnes. Finalement plus la technique est puissante, moins elle doit être laissée entre les mains de personnes faibles ou sans morale.

Avec l’arrivée de l’intelligence artificielle, plusieurs conférences internationales ont eu lieu, notamment à Genève, en 2015, où 90 pays et une douzaine d’ONG se sont réunis afin de discuter de la mise en place d’une éthique pour la gestion des armes autonomes. Toujours en 2015, mais à Buenos Aires, l’International Joint Conference on Artificial Intelligence a publié une lettre ouverte dans laquelle plus d’un millier de personnalités, dont une majorité de chercheurs en intelligence artificielle et en robotique, a réclamé l’interdiction des armes autonomes. En effet, elles sont capables « de sélectionner et de combattre des cibles sans intervention humaine. […]

 

L’intelligence artificielle a atteint un point où le déploiement de tels systèmes sera – matériellement, si pas légalement – faisable d’ici quelques années, et non décennies, et les enjeux sont importants : les armes autonomes ont été décrites comme la troisième révolution dans les techniques de guerre, après la poudre à canon et les armes nucléaires. »

 

Finalement la question fondamentale : « Est-il souhaitable de réaliser tout ce qui est techniquement possible ? »

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