Le Commandant face à ses responsabilités
Le chef est celui qui est objectif, qui garde le contact avec la réalité et qui ne renonce pas tout en restant prudent. C’est un fédérateur qui crée des synergies, qui sait s’affirmer dans les moments difficiles et déléguer lorsqu’il n’est pas indispensable. C’est aussi celui qui contrôle ses émotions, garde son sang-froid et gère sa fatigue et son stress.
Les devoirs et les responsabilités du pilote commandant de bord sont définis par le Code de l’aviation civile (CAC), dont la réglementation repose sur des conventions internationales.
Pendant sa mission qui peut comprendre plusieurs vols et journées, il est le délégataire de l’employeur et de l’autorité publique. À bord, il a la faculté de débarquer toute personne parmi les passagers ou l’équipage ainsi que toute partie du chargement qui peut présenter un danger pour la sécurité, la salubrité et le bon ordre de l’avion.
C’est l’un des paradoxes de ce métier. D’un côté, le pilote est lié par une relation de subordination vis-à-vis de son employeur, et, d’un autre côté, en cas de menace, il a les moyens de s’opposer à lui et de pouvoir dire non sans risquer d’être sanctionné.
Pour des raisons de sécurité et de sûreté, c’est le pilote commandant de bord qui a toujours le dernier mot avec, néanmoins, l’obligation de justifier ses décisions sur des motifs sérieux et objectifs. Cependant, les compagnies cherchent constamment à diminuer le rôle des pilotes pour des questions d’autorité et de coûts.
En cas de conflit, le pilote commandant de bord doit s’imposer ; il en a le pouvoir statutaire, de par ses quatre galons. Mais cela s’apprend, car l’autorité n’est pas innée chez tous les dirigeants ; toutefois l’expérience aide.
Ainsi, le chef est celui qui est objectif, qui garde le contact avec la réalité et qui ne renonce pas tout en restant prudent. C’est un fédérateur qui crée des synergies, qui sait s’affirmer dans les moments difficiles et déléguer lorsqu’il n’est pas indispensable. C’est aussi celui qui contrôle ses émotions, garde son sang-froid et gère sa fatigue et son stress. Il doit être capable de faire face aux situations les plus critiques, même celles pour lesquelles il n’a pas été formé. Mais le chef est avant tout celui qui protège tout en étant capable de sanctionner. Dans tous les cas, un comportement stable est attendu, ce qui ne signifie pas sans réaction.
Ce sont les passagers qui donnent la meilleure définition du métier de pilote de ligne au travers de leurs attentes. Les premiers critères qu’ils évoquent sont ceux de responsabilité et de sécurité (la leur) : « Avec les responsabilités que vous avez et le nombre de vies humaines entre vos mains, il est normal que vous ayez un statut privilégié et que vous soyez bien payés. »
« En bon père de famille », le commandant gère les risques rencontrés qu’il évalue en permanence en suivant leur somme et les combinaisons possibles, afin de maintenir un niveau élevé de sécurité et de sûreté. Il doit refuser de partir en cas de danger et résister aux pressions externes (employeur, politique), internes (passagers, équipage), mais également aux siennes propres. Face aux risques encourus, il doit faire preuve de détermination et de courage.
Toutefois si la détermination est une qualité qui se perçoit facilement, il en est tout autrement pour le courage, critère qu’il est bien difficile d’évaluer, notamment lors de la sélection et de la formation des pilotes.
Le devoir suprême de protection du commandant pourrait aller jusqu’au sacrifice de sa vie…, même si cela a une connotation ringarde qui semble appartenir au passé.
Pourtant, avec les évènements terroristes de Paris (2015), Nice (2016) Manchester et Londres (2017), Trèbes Aude (2018) et la solidarité qu’ils ont suscitée, la notion de sauvegarde du groupe, du collectif, regagne du terrain. Mourir pour sauver des vies redevient porteur de sens, en témoignent en France les bureaux de recrutement des armées et de la police, assaillis après ces attentats.
Après le sacrifice d’Arnaud Beltrame, tué par un terroriste islamique dans un supermarché de Trèbes, le philosophe André Comte-Sponville considère son courage comme de l’altruisme, car il a fait don de sa vie pour en sauver d’autres. Robert Badinter confirme : « C’est la plus noble expression de la fraternité. » L’action du gendarme est d’autant plus méritoire qu’elle a complètement aliéné celle du terroriste en renforçant la cohésion de la société et, je l’espère, sa détermination à ne pas se laisser faire.
Il m’est déjà arrivé d’évoquer ces valeurs morales sur la question de la sûreté dans une salle de cours – par exemple un face-à-face avec des terroristes dans un avion –, des collègues m’ont alors signifié que l’héroïsme n’était pas inscrit dans le contrat de travail.
Et pourtant la question qui se pose, est quel sens profond donner à ce métier ?
Ce n’est pas l’aspect routinier du métier – piloter un avion transportant des passagers – qui justifie le statut privilégié des pilotes de ligne, mais le fait qu’ils auront à gérer, peut-être une fois dans leur carrière, une situation exceptionnelle. Si j’enfonce des portes ouvertes, c’est qu’aujourd’hui ce sont les compétences techniques qui priment sur les valeurs humaines et morales – le savoir théorique plutôt que le savoir-être –, malmenées par l’individualisme et l’égoïsme.
Dans la pratique, les pilotes sont préparés à faire face aux situations liées aux pannes de l’avion, mais pas à celles auxquelles ils pourraient être confrontés comme le terrorisme, la guerre, des évènements politiques ou sanitaires particuliers, etc., qui cloueraient l’appareil au sol dans un endroit inhospitalier avec la gestion de plusieurs centaines de passagers à bord.
Les compagnies embauchent des techniciens pilotes pour en faire ensuite, en fonction de leurs besoins, de hauts responsables. Face à la puissance technique, la dimension humaine est sous-estimée.
Des séances de travail en groupe devraient être menées par des spécialistes du terrorisme et de la gestion de crise. « Il faudrait ne pas avoir peur de transgresser les règles et s’investir sur le sens, l’audace collective, avec une forte authenticité. Remettre les notions de leadership, de courage et de non-conformisme à l’ordre du jour. »
Les grandes compagnies possèdent et utilisent un simulateur de vol « cabine » – le principe est le même que celui du simulateur pour les pilotes mais avec une cabine passagers et un cockpit simplifié, disposant uniquement de moyens de communication interne – pour la préparation à une évacuation d’urgence par des toboggans gonflables qui sont déjà bien gonflés et bien positionnés. Mais son utilisation reste limitée à des exercices convenus : avion crashé sur terre et à plat, dans des conditions climatiques confortables, c’est-à-dire celles d’un simulateur dans un hangar climatisé. Même s’il est difficile de recréer les conditions d’un crash, en débattre entre hôtesses, stewards et pilotes, encadrés par des instructeurs, ne pourra qu’améliorer la situation réelle.
En cas de danger au sol se terminant par une évacuation de l’appareil, le commandant ferme la marche en s’assurant que tout le monde a bien quitté l’avion.
Lors d’accidents aériens, à cause de la grande quantité d’énergie dissipée brutalement, les pilotes, en première ligne, peuvent être neutralisés. Il est plus difficile de réchapper à un accident d’avion que de navire. Ainsi, le transport maritime offre plus d’exemples de naufrages où des commandants ont quitté prématurément leur navire.
Tel le bateau de croisière grec Oceanos qui a coulé le long de la côte du Transkei, en Afrique du Sud en 1991 ; ou le Costa Concordia qui s’est échoué sur l’île du Giglio, en Italie, et qui a fait 32 morts parmi les 4 231 personnes à bord en 2012 ; ou bien le ferry sud-coréen Sewol qui a sombré au large de l’île de Byungpoong (à la pointe sud-ouest de la péninsule coréenne) faisant 304 morts parmi les 476 personnes à bord en 2014 (voir Le manuscrit).
Les commandants ont eu peur pour leur propre vie, avant même celles des autres dont ils avaient pourtant la responsabilité.
C’est ce qui a profondément choqué l’opinion publique, bien plus que leur incapacité à gérer une situation de crise ou le fait d’avoir commis des erreurs. L’un est sorti par très mauvais temps ; l’autre a navigué trop près de la côte, et le dernier a surestimé les capacités de chargement et de manœuvrabilité de son bateau.
Les adeptes de l’application du règlement à la lettre rétorqueront que si les commandants n’avaient pas commis d’erreurs, ils n’auraient pas été confrontés à ces situations extrêmes. Sauf qu’ils les ont commises, révélant des compétences insuffisantes que les exercices convenus et préparés –qu’ils réussissaient pourtant avec succès – n’ont pas pu améliorer.
Mais il convient surtout de citer ceux qui ont fait leur job correctement, jusqu’au bout, tel le commandant Argilio Giacomazzi qui a quitté le dernier son navire, le Norman Atlantic en 2014, après qu’un incendie a été déclaré à bord, il y a eu 13 morts parmi les 422 passagers et 56 membres d’équipage. Le commandant Philips s’est distingué lors de la prise d’otages du porte-conteneurs américain, Maersk Alabama en 2009, par des pirates somaliens en vue d’obtenir une rançon. Cet évènement a fait l’objet d’un film interprété par Tom Hanks.
Dans l’aviation aussi, il y a eu des gestions exemplaires d’évacuation, comme celle du commandant Chesley Sullenberger en 2009 qui a quitté le dernier son avion qui prenait l’eau glaciale, dans un air à température négative. De même la sortie de piste, à l’atterrissage, d’un Airbus 340 d’Air France en 2005 à Toronto, qui a terminé sa course dans un ravin où il a été détruit par le feu. Alors que le commandant était invalide à cause du choc de l’accident, c’est le copilote et le chef de cabine principal qui ont inspecté l’intérieur de l’avion en flammes pour s’assurer que tous les passagers étaient bien sortis. Pourtant, par la suite, le commandant a été mis à la retraite anticipée, et le copilote, malmené par une remise à niveau professionnelle musclée pour n’avoir pas exécuté une remise de gaz, que seuls les commandants pouvaient décider à l’époque. Un bel exemple où le savoir technique l’emporte sur le savoir-être.
Mes contradicteurs diront encore que si le copilote avait exécuté une remise de gaz, même contre l’avis du commandant, il n’aurait pas eu besoin de faire la démonstration de son courage.
Mais c’est surtout face au terrorisme que certains pilotes ont fait preuve de courage, voire d’héroïsme.
– En 1976, un Airbus 300 d’Air France (AF139), provenant de Tel-Aviv et transportant 244 passagers et 12 membres d’équipage, a été détourné peu après le décollage d’Athènes. Quatre Palestiniens, deux du Front populaire de libération de la Palestine et deux Allemands de la Fraction armée rouge (bande à Baader), ont pris le contrôle de l’avion pour le détourner vers Benghazi en Libye. Après un ravitaillement en carburant, l’Airbus a redécollé vers Entebbe, en Ouganda, où les passagers ont été faits prisonniers pendant trois jours.
Les quatre preneurs d’otages, rejoints par trois autres pirates, grâce à la complicité des forces du président Idi Amin Dada, ont exigé la libération de quarante Palestiniens emprisonnés en Israël. Dans un premier temps, les pirates ont relâché un nombre significatif de prisonniers et annoncé que l’équipage et les passagers non juifs seraient libérés et mis dans un autre avion à Entebbe.
Malgré cette annonce, le commandant Michel Bacos a déclaré qu’il n’abandonnerait pas les passagers qui resteraient, car ils étaient sous sa responsabilité. Il a ainsi refusé d’embarquer à bord de l’avion mis à leur disposition, et, par solidarité, l’équipage et les autres passagers sont également restés. La suite est connue sous le nom d’Opération Tonnerre – renommée Opération Jonathan après la mort du colonel Jonathan Netanyahou, l’unique soldat israélien tué au cours du raid –, conduite par les forces militaires israéliennes.
– En 1977, à de Palma de Majorque, deux jeunes couples, en retard pour l’enregistrement de leur vol vers Francfort (LH181) au comptoir de la Lufthansa, sont autorisés par la sûreté de l’aéroport à passer sans inspection de leurs bagages à main. Jürgen Schumann, commandant de 37 ans, a alors décollé son Boeing 737 (le Landshut) pour une folle odyssée qui l’a entraîné de Rome à Larnaka, puis à Dubaï, à Aden et enfin à Mogadiscio en Somalie. À son bord il y avait 86 passagers et 5 membres d’équipage, et rapidement les pirates de l’air ont réclamé la libération de 11 membres de la bande à Baader en échange du patron des patrons d’outre-Rhin, Hanns Martin Schleyer, enlevé un mois auparavant. Mais le gouvernement allemand était décidé à ne pas céder au chantage et à faire intervenir des commandos des forces spéciales, le GSG 9.
Après plusieurs tentatives d’atterrissage sur différents aéroports, le Landshut, n’ayant plus de carburant, dut se poser en urgence à Aden, au Yémen. Après un arrêt fatal au commandant Schumann assassiné après être descendu inspecter l’état de l’appareil, le copilote Vietor réussit, seul, à redécoller pour Mogadiscio.
Bien que le chef des terroristes lui ait proposé de quitter l’avion, Vietor choisit de rester à bord, alors que le corps de Schumann était jeté de l’avion sur le tarmac.
Les pirates de l’air menaçaient de faire exploser l’avion si les prisonniers de la Fraction Armée Rouge n’étaient pas libérés rapidement. Des forces spéciales du GSG 9 et des commandos du Special Air Service britannique, aidés par des militaires somaliens donnèrent l’assaut et libérèrent les passagers et le personnel navigant de l’avion. Trois terroristes furent tués et quatre otages blessés.
Encore un bel exemple de professionnalisme et de courage de la part de ces deux pilotes, dont un aurait pu quitter cet enfer.
Malheureusement, certains ont discrédité la profession.
– En 1986, à Karachi au Pakistan, un B747-100 de la Pan Am a été pris d’assaut par quatre terroristes palestiniens d’Abu Nidal. Pénétrant dans l’enceinte aéroportuaire grâce à un van maquillé en véhicule de service, ils ont fait irruption dans l’avion pendant l’embarquement, en passant par le tarmac et l’escalier de la passerelle, et ce malgré la présence d’agents de sécurité armés. C’était le ministre israélien de la Défense, Moshe Arens, qui était visé.
Prévenus par l’équipage de cabine, le commandant, le copilote et le mécanicien navigant se sont enfuis par l’issue de secours et ont de ce fait immobilisé l’avion, le soustrayant malgré tout à la puissance de destruction et de chantage qu’il représentait en vol. L’intervention des forces de l’ordre a permis la capture des terroristes qui s’enfuyaient par le terminal. Le bilan s’est élevé à 20 morts parmi les passagers et l’équipage restés à bord, sans que le ministre israélien ne soit au nombre des victimes.
Si le commandant était resté à bord sans copilote ni mécanicien – l’avion aurait tout de même été immobilisé, un vieux 747-100 ne se pilotant pas seul –, il aurait pu jouer les intermédiaires durant les négociations en utilisant les radios du poste de pilotage et être un puissant support psychologique vis-à-vis de ses passagers et du reste de l’équipage.
À l’image des commandants des navires, ce dernier a pris la pire décision, dictée par la peur, celle d’abandonner son avion avec 379 occupants à bord. Pourtant l’équipage de cabine ne l’avait pas prévenu pour qu’il s’enfuie et les laisse livrés à eux-mêmes face aux terroristes. C’est Neerja Bhanot, la chef de cabine principal qui avait prévenu le commandant, qui a pris les affaires en mains, en dissimulant notamment des passeports américains réclamés par les terroristes. Mais après 17 heures de négociations, lors de l’assaut final par les forces de l’ordre, elle a été abattue par les preneurs d’otages, en aidant les passagers (dont des enfants) à évacuer l’avion par les issues de secours. Elle a été décorée à titre posthume de l’Ashoka Chakra indienne, l’équivalent de la British George Cross.
Il n’est pas possible de connaître les réactions de chacun, et il serait bien présomptueux de ma part de savoir comment moi-même je réagirais dans de telles circonstances ; cependant, mieux connaître la personnalité des pilotes est une démarche à ne pas négliger. Celui d’apparence faible peut se révéler fort et passer du statut de simple citoyen à celui de héros national, et vice versa. Qui n’y a jamais pensé, même en rêve ?
La gestion d’une crise, tel un accident aérien, ou un attentat terroriste, est un lieu d’héroïsme et de moralisation. Et je ne peux pas ne pas évoquer mes collègues hôtesses et stewards qui, à plusieurs occasions, ont su faire preuve de courage et de sacrifice. Ils sont malheureusement trop souvent oubliés et perçus comme ceux qui s’occupent de votre confort alors que leur rôle premier est celui de la sécurité.
Pour des métiers à risque comme ceux de militaire, policier ou pompier, la confrontation à la mort est envisagée dès le début de leur formation. Mais pour les métiers sûrs, voire ultra-sûrs comme le transport aérien, celle-ci n’est pas évoquée, quand elle n’est pas tout simplement rejetée.
« Par rapport à la mort, en fonction de leurs responsabilités qui demandent que tout soit aussi calme que possible du côté de l’inconscient, les pilotes doivent partager avec les autres hommes cette “illusion d’immortalité” si nécessaire aux actes de la vie quand ils engagent cette vie même. »
Et pourtant : « Être gestionnaire de systèmes, c’est déjà ne plus être combattant ni même sujet. C’est renoncer au courage d’une rencontre avec l’autre, dans l’expérience de l’affrontement avec la mort, et, davantage encore, à cette idée, au fondement de toute relation éthique, que la vie, la conservation de sa propre vie n’est peut-être pas tout. C’est, surtout, perdre le sens que confère le souci de protection mutuelle au sein du collectif. Car le courage, la condition même du courage, se joue ici, dans le souci de protéger l’autre » (Dubey, Moricot).
Et le pilote, par anticipation, a déjà fait le don de sa vie, puisqu’il est la garantie morale et physique que le vol se passera bien. Supprimer les pilotes des avions, c’est aussi supprimer cette garantie.