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La gestion d'un avion de ligne moderne

L’industrie du transport aérien souffre « d’addiction aux automatismes » (Kay). « Il y a un problème potentiel avec les automatismes : ils s’accompagnent de complaisance et d’ignorance » (de Crespigny).

Le pilote gestionnaire d'automatismes

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Avec l’arrivée des avions « tout électronique » qui gèrent l’ensemble de leurs systèmes (plus de cent), la relation homme/machine s’est radicalement transformée.

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Elle a atteint un tel niveau de sophistication que la gestion des automatismes pose problème. La machine moderne est devenue exigeante, chronophage et secrète, répondant à sa propre logique, et l’opérateur est sommé de s’y soumettre, rendant l’homme toujours plus dépendant d’elle.

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Par exemple, il n’y a plus de commandes de vol en prise directe avec les gouvernes, mais elles transitent à travers des calculateurs qui protègent et optimisent le vol de l’avion.

 

Si les calculateurs supervisent les ordres du pilote, celui-ci doit connaître et comprendre leurs modes de fonctionnement. Mais l’industrie n’a pas préparé les pilotes à la gestion des automatismes modernes. Ainsi la première génération d’avions électronique a provoqué des accidents dus à une mauvaise utilisation des automatismes. Voici une liste non exhaustive :

  • après décollage : Boeing 737-8 Max* (Ethopian Airlines) avec panne, Addis-Abeba 2019 ;  B737-8 Max* (Lion Air) avec panne, Jakarta 2018 ; A330 (Airbus) Toulouse 1994.

  • en croisière : A320 (Air Asia) mer de Java 2014 ; A330 (Air France) avec panne, Atlantique sud 2009.

  • en approche : B777 (Asiana) San Francisco 2013 ; B737-800* (Turkish Airlines) avec panne, Amsterdam 2009 ; Bombardier Q400* (Colgan Air) 2009 ; A320 (Air Inter) Strasbourg 1992 ; A320 (Air India) Bangalore 1990.

  • en remise de gaz : B777 (Emirates) Dubaï 2016, A320 (Air France) Habsheim 1988.

* avion sans commandes de vol électriques

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Et la liste risque de s’allonger tant que les concepteurs ne mettront pas à disposition des pilotes des interfaces et systèmes simples à interpréter et utiliser.

 

Les conclusions ne sont pas encore toutes rendues pour les accidents des deux Boeing 737 Max, qui ont fait 346 morts en moins de cinq mois, mais cela est une très sérieuse remise en cause du leader historique américain. En attendant, côté Airbus, l’autre accident remarquable est certainement celui de l'Airbus A330 à Toulouse en 1994, qui avait fait 7 morts.

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Ce jour-là, le chef pilote des essais en vol d’Airbus Industrie en personne était le commandant avec comme copilote, un pilote d’une compagnie cliente (Air Inter) qui devait recevoir l’avion. Il s’agissait d’un vol d’essai « de routine » pour certifier un nouveau moteur (Pratt & Whitney) sur ce type d’avion. L’appareil était au décollage, et l’altitude de capture affichée était celle de la remise de gaz du vol précédent, soit de 2 000 ft (1 500 ft de hauteur ou 500 m), ce qui est peu. C’est le copilote qui décolla à la puissance maximale, puis le commandant enclencha le pilote automatique, réduisit le moteur gauche et coupa le circuit hydraulique correspondant, qui faisait partie de la séquence de test.

 

L’importante réduction de puissance d’un avion léger avec un centrage arrière, pour cet essai, qui s’est stabilisé à basse altitude, a eu pour conséquence la chute rapide de la vitesse qui a entraîné le décrochage de l’avion, qui s’écrasa.

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Dans son rapport préliminaire (je n’ai jamais trouvé le rapport final), la commission d’enquête évoque comme causes probables :

  • l’impossibilité pour l’équipage d’identifier le mode dans lequel le pilote automatique s’est placé ;

  • la confiance de l’équipage dans les réactions prévisionnelles de l’avion ;

  • le retard de la réaction de l’ingénieur navigant d’essais devant une évolution préoccupante des paramètres (vitesse en particulier) ;

  • le délai mis par le commandant de bord à réagir devant une situation anormale.

 

Si la personne la plus compétente dans le domaine de l’utilisation d’un avion de ligne moderne peut se faire « piéger » par l’un de ses automatismes, que peut-on attendre de pilotes de base ?

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Moins dramatique, une anecdote concernant un défaut de logiciel qui a laissé perplexe plus d’un pilote et mécanicien. Lors de la mise en service de l’Airbus 320 chez Air Inter, dans les années 1988-89, il y a eu une série d’incidents de pressurisation avec une alarme rouge au cockpit « CABIN ALTITUDE », suivie de la chute automatique des masques à oxygène des passagers. En effet, en vol l’avion se dépressurisait lorsque l’écart (le biais) entre sa position réelle et sa position théorique dépassait un certain seuil. Au-delà la navigation était considérée comme douteuse. Par défaut, dans le cahier des charges du logiciel, il était programmé l’altitude à zéro élévation (celle du niveau de la mer) pour l’aéroport d’arrivée. L’informaticien qui a écrit les lignes du programme, qui n’était ni pilote ni ingénieur aéronautique, a interprété « zéro élévation » comme étant le niveau zéro de la pression atmosphérique, c’est-à-dire à altitude infinie…

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Mis au point pour aider les pilotes, les automatismes sont devenus des obstacles, parfois de vrais casse-tête, comme le système de gestion du vol (FMS), véritable pieuvre incontournable, qui s’occupe de tout gérer à condition que l’on sache le programmer correctement. Il est souvent considéré comme le système de l’avion le plus complexe. Il existe des blogs qui échangent des « tuyaux » pour l’optimisation de son utilisation, afin qu’il ne soit plus perçu comme un « adversaire » que l’on n’ose solliciter.

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La logique parfois déroutante de ces systèmes, qui peuvent nécessiter l’utilisation d’un « service bulletin » lorsqu’ils ne fonctionnent pas correctement, mériterait d’être mieux expliquée par leurs concepteurs, s’ils n’étaient pas, pour des raisons de protection industrielle, aussi avares d’informations. À contrario, les concepteurs pensent que trop d’information est de nature à saturer les pilotes sans réelle plus-value… Aujourd’hui les pilotes, mais aussi les mécaniciens, sont soumis à la logique (attendue) de renoncer à les maîtriser correctement. Cette abdication est une véritable menace pour le transport aérien, mais aussi pour toute la société (voir le chapitre Critique de la modernité et du progrès technique).

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La surconfiance engendrée par un très haut niveau de fiabilité des avions fragilise les pilotes qui ne sont plus préparés à faire face à des situations inattendues, comme une panne importante. La distance qui les isole de la gestion de leur appareil est devenue critique.

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En effet, la conduite de l’avion a évolué vers la surveillance du vol et des tâches administratives. Il est inutile aujourd’hui de vérifier la position de l’avion sur une carte, car la version papier de celle-ci disparaît, remplacée par des écrans dont l’avion est au centre. Il ne peut y avoir d’erreur du système, ou bien il le signalera, ni d’erreur de codage de coordonnées géographiques de points de navigation, lesquelles ont été vérifiées en amont chez le fournisseur. Non, les seules possibles proviennent des utilisateurs pilotes ! Quoi que ! En 2014, le nouveau Boeing 787 a été blacklisté par le service de navigation canadien (Nav Canada) à cause d’un défaut de logiciel qui envoyait des informations de position erronées. Boeing n’a effectué la mise à jour du logiciel qu’au début de l’année 2016.

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La capacité des pilotes à gérer la panne ou le mauvais fonctionnement d’un automatisme est « LE sujet que nous ne pouvons plus cacher au transport aérien. Nous avons mis beaucoup de temps à en reconnaître les conséquences et à y faire face » (Bill Voss, President of the Flight Safety Foundation in Alexandria, Va). « Nous sommes devenus des gestionnaires de systèmes, au détriment de la formation d’aviateur » (Barrero, les pilotes ont subi un désapprentissage en règle de leur métier - déqualification), à cause du temps consacré à la formation qui n’a cessé de diminuer.

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Si certaines autorités s’en inquiètent, d’autres comme la Federal Aviation Administration (FAA) – la plus puissante autorité aéronautique mondiale, mais qui sera mise en cause dans les accidents des B737 Max – déclarait, en 2014, que le niveau de sécurité aux USA était actuellement satisfaisant et qu’il n’y avait pas lieu de changer les procédures actuelles...

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Pourtant le professeur Kathy Abbott du service Facteurs Humains de la FAA, qui a mené une étude sur l’utilisation des automatismes des avions modernes, en 2009, s’est exprimée sur leur mauvaise gestion par les pilotes, ce qui aurait été un facteur contributif dans 40 % des cas d’accidents et dans 30 % des incidents graves. Ceci en fait l’élément causal le plus important, supérieur à la somme des autres menaces liées à l’équipage. Cette étude a mis en évidence les manquements suivants :

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  • du côté des pilotes :

– surconfiance dans les automatismes ;

– manque important de connaissance des automatismes et de compréhension dans leur utilisation ;

– difficulté à reconnaître la déconnexion du pilote automatique et des auto-manettes moteurs ;

– difficulté à gérer la relation énergie-vitesse ;

– difficulté de récupération de positions inusuelles (comme le décrochage) ;

– double utilisation des mini-manches (Airbus) ;

– entrées erronées de données dans les systèmes de management du vol (FMS) ;

– focalisation sur la programmation du FMS au détriment du suivi de la trajectoire de l’avion.

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  • du côté du management :

– manque de confiance des compagnies dans les performances de leurs pilotes. En effet, la politique de ces dernières encourage l’utilisation excessive des automatismes au détriment du pilotage manuel, alors qu’en même temps la formation manque de consistance dans leurs utilisations ;

– manque d’entraînement des pilotes qui ne sont pas préparés aux situations imprévues.

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Abbott a également constaté que certaines pannes des modes de fonctionnement des automatismes n’avaient pas été anticipées par les designers, ce que corrobore aussi Vicente (1999a) : « Les avancées rapides des technologies accompagnées des exigences économiques ont abouti à une augmentation remarquable de la complexité de l’ingénierie des systèmes. »

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En conséquence, il est devenu de plus en plus difficile pour les concepteurs d’anticiper les évènements qui pourraient survenir avec de tels systèmes, d’autant que ceux-ci ne peuvent pas être reproduits par la formation, les procédures ou un logiciel. Un système fondé uniquement sur des scénarios connus perd ainsi toute sa flexibilité, et donc sa capacité à faire face à l’imprévu.

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Aujourd’hui trop de compagnies découragent les pilotes de piloter l’avion à la main. L’industrie du transport aérien souffre « d’addiction aux automatismes » (Kay), comme le souligne la Royal Aeronautical Society conference, « il y a un problème potentiel avec les automatismes : ils s’accompagnent de complaisance et d’ignorance » (de Crespigny). Leur niveau de performance est tel qu’il n’incite pas au pilotage manuel qui est devenu « accessoire ».

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En effet, les statistiques (2018) d’une grande compagnie européenne montrent que, sur une année, le temps réel de pilotage manuel d’un pilote (sans pilote automatique ni directeur de vol) est de :

  • plus de 6 heures sur réseau moyen-courrier ;

  • moins d’1 heure sur réseau long-courrier (Airbus 330/340) ;

  • moins d’1/2 heure sur réseau long-courrier (Boeing 777 et Airbus 380).

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Finalement, le 7 janvier 2016, la FAA réagissait en éditant un rapport pour l’amélioration du pilotage manuel chez les pilotes de ligne comportant plusieurs recommandations qui devraient être effectives aux USA à partir de 2019.

 

En bref, ceux qui voyaient dans la généralisation des automatismes la réponse idéale à la conduite des avions doivent encore travailler à les mettre à la portée d’un pilote en fin de mission aux capacités cognitives diminuées par la fatigue. Doctrine encore plus décrédibilisée après les crashs des 737 Max et leur système antidécrochage (MCAS). 

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Dérive technologique

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La technophilie a ainsi créé ses dogmes, notamment celui de l’automatisme supérieur à l’homme en termes de fiabilité et de précision avec une surconfiance dans la machine, ou plutôt une sous-confiance en l’homme, que le philosophe Günther Anders qualifie de « honte prométhéenne ».

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Les pilotes devront se réapproprier le pilotage, et les constructeurs le rendre plus facile à pratiquer sans assistance électronique, autrement dit concevoir des avions naturellement stables et contrôler notamment le décrochage à haute altitude. Il est désormais impératif de se libérer du « syndrome du Titanic », de cette idée reçue de machine infaillible qui ne peut couler ni décrocher.

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C’est donc une confiance mesurée qu’il faut avoir dans ce monde d’automates, et les pilotes doivent sortir de la pensée magique ; en cas de difficultés, ce sont leurs propres « automatismes » qui les sortiront d’affaire.

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Par exemple, les logiques d’utilisation du pilote automatique, à travers ses modes de gestion de profil vertical (montée et descente), posent problème, particulièrement pendant les phases de vol chargées comme l’approche, un comble puisque le PA a été imaginé pour alléger la charge de travail des pilotes. En effet la présentation de leurs interfaces est complexe avec un affichage codifié pouvant être difficile à interpréter dans un moment de forte activité, comme une remise de gaz après un atterrissage manqué.

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Cette intellectualisation du métier, par lecture et décryptage lexical des modes de fonctionnements de l’avion, amène rapidement les pilotes à saturation, au détriment du pilotage par une prise de pente de montée (assiette) parfois inadaptée et de la vérification de la poussée des moteurs, qui garantissent que l’avion repart bien (cas du B777 d'Emirates à Dubaï en 2016, voir Le manuscrit).

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L’interface devrait être plus conviviale, intuitive et s’inspirer par exemple de l’ergonomie des smartphones. Intégrée dans un environnement informatique plus humain, la performance de l’opérateur serait meilleure.

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Actuellement, la plupart des services d’instruction des compagnies aériennes, inféodés au mythe de la supériorité technologique, laissent peu de place aux pilotes pour une utilisation autre que parcellaire. Apprendre le fonctionnement de systèmes qui dépassent les utilisateurs mais aussi parfois les services d’entretien et les concepteurs eux-mêmes, sème le trouble pour l’acquisition de solides connaissances. L’apprentissage par le box-ticking, qui consiste à cocher des cases sur un ordinateur, est certes un gain de temps, mais ni l’esprit critique ni l’analyse ne sont véritablement à l’œuvre.

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Le pilotage en manuel est devenu la victime expiatoire de la surautomatisation des avions. C’est une part importante du savoir-faire des pilotes, qui s’est évaporée au fil des années. Ceux-ci savent d’ailleurs de moins en moins bien piloter sans assistance, notamment avec le « directeur de vol » (barres de tendance sur l’horizon artificiel) qui donne des indications pour piloter l’avion. Il en va de même pour l’auto-manette qui commande les moteurs et permet de maintenir la vitesse désirée, sans avoir à bouger les manettes de gaz.

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En effet, piloter avec le directeur de vol qui anticipe les actions du pilote pour suivre la trajectoire idéale n’a aucun intérêt en termes de gestion de celle-ci, idem pour l’utilisation de l’auto-manette pour gérer les transferts d’énergies entre la vitesse, l’altitude et la configuration de l’avion (train d’atterrissage, volets et aérofreins). C’est lorsque rien ne va plus que le pilote doit savoir piloter sans assistance ; d’autant qu’en temps normal il hésite souvent à piloter manuellement, pensant qu’il fera moins bien que le pilote automatique.

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Alors que n’importe quel élève pilote, dès le début de son apprentissage, jongle avec le couple assiette/poussée, cela est aujourd’hui devenu secondaire. Le pilote d’avion moderne jongle avec les claviers d’ordinateur. Diriger un gros avion ultra-moderne à la main est considéré comme dépassé, voire dangereux.

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Pourtant, les règles de base demeurent : lorsque l’on ne comprend plus ce qui se passe avec les automatismes, les déconnecter et piloter l’avion à la main, comme à l’aéro-club. Les pilotes doivent se repositionner au niveau de maître plutôt que d’esclave de la machine. Ils devraient régulièrement s’exercer sur de petits avions pour ne pas être déconnectés du « vrai » pilotage, et les compagnies pourraient même leur imposer (et leur payer) quelques heures par an. Ainsi Ryanair permet à ses pilotes d’utiliser ses simulateurs, à titre personnel, lorsqu’ils sont libres pour s’entraîner au pilotage avec interdiction de faire des tonneaux. Et quand bien même, savoir faire un tonneau avec un avion de ligne, c’est savoir piloter, même si l’avion n’est pas certifié pour cela.

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Lorsque la machine perd son autonomie à cause de pannes internes, elle met l’opérateur encore plus à distance, qui dispose de moins de moyens pour la contrôler. Pour reprendre la situation en main, le pilote engage un véritable corps-à-corps avec les commandes de l’avion, c’est un combat physique et éprouvant.

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Le décollage est la dernière phase du vol encore réalisée par les pilotes en pilotage manuel, à cause de la difficulté à contrôler la trajectoire en cas de panne d’un moteur, qui crée toujours une forte dysmétrie de poussée. Même si Airbus a réalisé un décollage automatique nominal avec un 350 en décembre 2019. En cas de panne moteur, il existe déjà des automatismes pour gérer ce type de problème : sur B777, c’est un système de compensation qui permet de contrer l’embardée et des calculateurs évitent également que l’avion ne touche le sol au niveau de la queue si le pilote tire trop fort.

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La prochaine génération d’avion sera donc tout à fait en mesure d’effectuer un vol entièrement automatique en contrôlant une panne moteur au décollage, qui est la panne la plus critique du vol, puisque l’avion doit être en mesure de continuer à monter – même avec une faible pente – malgré la perte de 50 % de sa puissance pour un bimoteur.

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Finalement on attend aujourd’hui d’un pilote qu’il utilise au mieux tous les automatismes à sa disposition, tout en étant capable de piloter à la main son avion en cas de situation critique, mais – pour le moment – sans réelle possibilité de s’y entraîner.

 

Par mimétisme, plus les pilotes se rapprocheront du mode de fonctionnement binaire des automates, plus ils seront faciles à remplacer.

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