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L'omniprésence des risques

Lorsque la mort se manifeste brutalement et massivement, la collectivité se mobilise. Dix décès individuels – mort perlée – par jour sur les routes de France font beaucoup moins réagir que si la moitié venait à disparaître d’un coup, comme c’est le cas pour un accident d’autocar.

« Pour les sociétés prémodernes, on ne parle pas encore de risques mais plutôt de dangers. Avec le développement des sociétés modernes, les dangers s’expriment en termes de probabilités, d’occurrences et se transforment de la sorte en risques » (Brunet, 2007).

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Le risque est donc le potentiel de conséquences négatives qui, selon les estimations, découlerait d’un danger et la probabilité que se concrétise la capacité du danger à causer des dommages. « La gestion des risques est l’identification, l’analyse et l’élimination (et/ou l’atténuation jusqu’à un niveau acceptable ou tolérable) des dangers ainsi que des risques ultérieurs, qui menacent la viabilité d’une organisation » (OACI, 2006).

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Mais paradoxalement : « Lorsqu’il s’agit de définir des risques, la science perd le monopole de la rationalité. Les différents acteurs de la modernisation et les différents groupes exposés au risque ont toujours des objectifs, des intérêts et des points de vue concurrents et conflictuels. […] La prétention qu’ont les sciences, par souci de rationalité, à informer objectivement de l’intensité d’un risque ne cesse d’être désavouée » (Beck, 1986).

 

Nous vivons dans un monde en perpétuel changement, et nos vies sont constamment exposées aux risques qui varient suivant le lieu, le moment et nos occupations. L’être humain est un générateur de risques pour son environnement et pour lui-même. C’est ainsi qu’à partir des années 1990, les dommages causés par l’activité humaine ont dépassé ceux provoqués par la nature.

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Les Occidentaux mais aussi le Japon, la Corée du Sud, sont victimes du syndrome du tout sécuritaire. Tout doit être sous contrôle, testé, stérilisé, etc. Ainsi, pour faire face à l’imprévu, nous disposons d’une kyrielle d’assurances (tous risques) et de mutuelles pour couvrir toutes menaces existantes. Ce qui laisse sous-entendre que tous les risques peuvent être couverts et finalement maîtrisés par une compensation matérielle ou financière. C’est absurde, pire, c’est malhonnête, car « le monde est complexe, il n’est pas sous contrôle ».

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Nous acceptons, mais pour combien de temps encore, de tomber malade et d’avoir un accident à condition que la société tout entière, par ses services médicaux et sa science, se mobilise pour nous rendre rapidement notre intégrité physique et mentale. À force de ne plus être confronté à la vraie mort – guerres, épidémies –, celle-ci devient une étrangère. En refusant l’accident, la mort imprévue, nous refusons que notre destin puisse nous échapper.

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Nos populations vieillissantes ont développé une aversion pour le risque et la peur qu’il engendre. En même temps, au nom de la liberté individuelle, chacun veut garder le choix de prendre des risques personnels. Finalement, cette société surprotégée a aussi développé le goût du risque pour l’excitation qu’il procure, faisant des conduites à risque ; sports extrêmes, consommation de produits toxiques, la contrepartie de nos peurs immodérées.

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« L’absence de risque, c’est l’absence de vie, il n’y a pas de vie sans risque et vice-versa. Le risque […] est la rançon de la liberté […], une société qui interdirait toute prise de risque serait inéluctablement une société morte. Finalement, le risque est la condition de tout succès » (de Broglie).

 

Il existe deux types d’accidents :

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– les ordinaires (cardiaque, routier, domestique, etc.) font partie du quotidien, de la vie courante, et les autorités prennent des mesures pour en atténuer les effets (coût social) afin de ne pas s’aliéner l’opinion publique ;

– les « extra-ordinaires » concernent les systèmes considérés comme sûrs : transports collectifs ou énergie nucléaire. Ils ont une exigence de sécurité élevée et font de l’accident un évènement exceptionnel et insupportable : un avion qui s’écrase ou un réacteur nucléaire qui s’emballe, faisant de nombreuses victimes.

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L’apparition de scandales sanitaires, comme celui de l’amiante, du sang contaminé, de la « vache folle », du Mediator, etc., a révélé de graves déficiences de la part des services de l’État. L’amiante, qui aurait fait 100 000 victimes, aura pourtant été maintenue sur le marché le plus longtemps possible grâce à de puissants groupes de pression et d’experts. Quel a été le ratio entre tonne d’amiante produite et nombre de victimes ? Quel a été le bénéfice de tous ces morts et quel est finalement le prix d’une vie humaine pour notre société ? Aux USA, les assurances, sans clause particulière, indemnisent jusqu’à un million de dollars par décès en avion, en Europe, c’est la moitié. Et qu’en est-il de l’Inde ?

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La société est-elle prête à procéder, de manière comptable, à des évaluations entre coût et sécurité (vies humaines sauvées) et bénéfice en termes économiques (vies humaines perdues) ? La mort « accidentelle », causée par nos activités industrielles, représenterait alors le sacrifice humain sur l’autel de notre prospérité.

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S’il est difficile de faire des comparaisons, elles ont le mérite de fixer des ordres de grandeur. En effet, si 3 500 personnes se sont tuées sur les routes de France en 2017 – soit l’équivalent de huit Boeing 777 avec 440 passagers ou de 23 Airbus 320 avec 150 personnes à bord –, un seul accident aérien chaque année dans notre pays serait considéré comme inacceptable. La mort causée par un système ultrasûr et encadré par l’Administration caractérise alors la rupture du contrat social.

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Pour que le système soit accepté et viable, il doit répondre à un niveau de sécurité très élevé : ainsi le transport aérien répond à un niveau de 10-6 (1 accident mortel par million de vol) et le nucléaire de 10-5 – c’est-à-dire un risque majeur d’emballement d’un réacteur tous les 44 ans pour 450 réacteurs dans le monde. Les transports routiers, beaucoup plus fréquemment utilisés – la moyenne individuelle annuelle est de 250 heures de conduite pour des déplacements personnels et/ou professionnels  –, sont à l’origine d’un accident mortel par an pour 15 000 habitants, soit un risque de 10-4.

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Le problème avec les accidents routiers, nucléaires ou aériens, c’est qu’ils se produisent à l’extérieur, à la vue de tous, et le nombre de morts qu’ils provoquent est rapidement relayé par les médias, car notre société est davantage impactée par la mort collective, visible, rendue spectaculaire par les caméras. Pourtant les morts « individuelles » – maladie (70 %), accident domestique, suicide (1,7 %), etc. – sont au final bien plus nombreuses. Si elles relèvent de mauvais choix personnels (accidents), en revanche les morts causées par la société remettent en cause cette dernière. Mourir par imprudence (vitesse excessive) est plus acceptable que de mourir à cause d’un défaut de signalisation routière.

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Le transport aérien, avec ses avions de plus en plus gros, est plus vulnérable que les autres, parce qu’il est difficile d’en réchapper ; il emporte en même temps toute une frange de la société. Il nous démunit et semble plus menaçant, alors qu’en réalité ses effets sur la collectivité sont bien moindres que ceux des accidents de la route.

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C’est ainsi qu’un certain nombre d’entre nous a peur en avion et développe des phobies liées à l’impuissance à maîtriser momentanément son destin. Nous avons alors l’impression d’affronter une situation difficile – et les règles de sécurité très strictes ne sont pas là pour nous rassurer –, de devoir confier notre vie à une personne que nous ne connaissons pas, ne voyons pas et à qui nous devons faire confiance, prisonnier à l’intérieur d’un gros cylindre secoué par des turbulences, avec pour seule échappatoire le vide.

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Le toujours plus de sécurité et de sûreté est ressenti comme une véritable atteinte aux libertés individuelles : pour les uns, prendre l’avion relève de l’inconscience, du courage ou du masochisme ; pour les autres, du bon sens.

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Comment faut-il positionner le curseur pour concilier activités et sécurité ? Par exemple, puisque la voiture nous est indispensable, combien de vies peut-on accepter de sacrifier chaque année sans pénaliser notre liberté et l’économie ? Celles des constructeurs automobiles, des garagistes et carrossiers, des assureurs, des patients qui attendent des dons d’organes… 

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L’automobile est à la fois une vitrine sociale et technologique et le symbole de l’indépendance ; dès lors l’accident de la route est plus facile à accepter, d’autant qu’il s’est inscrit dans nos (mauvaises) habitudes. Les accidents routiers fournissent des statistiques qui sont comparées de mois en mois, d’année en année, de pays à pays, et dont l’objectif politique, partagé entre économie et sécurité, est de diminuer ses effets visibles. Rien à voir avec les 12 000 suicides chaque année en France, ces morts invisibles qui semblent si peu intéresser les politiciens.

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En effet, lorsque la mort se manifeste brutalement et massivement, la collectivité se mobilise. Dix décès individuels – mort perlée – par jour sur les routes de France font beaucoup moins réagir que si la moitié venait à disparaître d’un coup, comme c’est le cas pour un accident d’autocar. C’est alors un plan de gestion de crise (ORSEC) qui est déclenché et le préfet qui se déplace. Malgré l’individualisme croissant, nous sommes plus sensibles aux morts groupées. Ce réflexe de survie du groupe caractérise le degré d’acceptation des risques que la société tolère.

 

Nous devons trouver le juste équilibre pour qu’une industrie comme le transport aérien poursuive son développement sans risquer de s’auto-anéantir par un ou plusieurs accidents jugés intolérables. Pour cela, il convient de définir les limites entre les risques acceptables et inacceptables, c’est l’objectif du management du risque à travers une démarche et une stratégie générative de la sécurité.

 

Pour être en mesure d’apprécier pleinement les risques qui nous menacent, il faut appartenir au groupe qui les partage et avoir les compétences pour les maîtriser. Pour le transport aérien, c’est la mission et le rôle du pilote commandant de bord assisté de navigants et d’équipes au sol.

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