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Cas de suicide chez les pilotes

Le suicide, ce côté obscur et inquiétant de l’être humain, ne peut pas être ignoré. Une approche plus psychologique, plus personnelle, permettrait d’éviter le passage à l’acte qui reste heureusement exceptionnel.

Le suicide en vol, chez les pilotes de ligne, accompagné de tueries de masse, est le pire des scénarios. Comment une personne responsable, à qui vous confiez votre vie, peut à ce point abuser toute la société ? Comment des pilotes, qui ont passé de nombreux tests psychologiques, peuvent-ils en arriver à de telles déviances ?

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Une fois que la sélection pour entrer dans une compagnie a été satisfaite, il n’y a plus d’autres tests psychologiques durant tout le reste de la carrière. L’accent est mis sur l’état de santé physique qui prime sur l’aspect psychologique. En quarante ans de visites médicales aéronautiques – sauf en 1998 lors de la fusion Air France/Air Inter –, jamais un médecin ne m’a demandé comment je me sentais « mentalement ».

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Tel qu’il est abordé actuellement, le dépistage de problèmes psychologiques chez les pilotes de ligne est aux antipodes de ce qui est fait pour les problèmes physiologiques. En effet, l’état physique et mental est diagnostiqué, évalué par un médecin aéronautique, à l’occasion d’une visite médicale obligatoire qui a lieu une à deux fois par an suivant l’âge et les particularités des pilotes (dérogation), dans un centre spécialisé normalement indépendant de la compagnie.

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Cependant, ce constat de santé n’est qu’une photographie à un instant donné et ne peut préjuger de tous les cas de pathologies. Si l’état physique et celui de fatigue sont facilement identifiables, il en est tout autrement de l’état mental. L’entretien avec le médecin est parfois relativement court et n’aborde jamais les problèmes psychologiques. Il est simplement demandé aux pilotes de remplir un questionnaire médical basé sur la confiance et l’honnêteté, où ils sont censés signaler la survenue de troubles de santé depuis leur dernière visite.

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Si les pilotes doivent évoquer leurs problèmes auprès du médecin, ils savent qu’ils mettent en jeu la prorogation de leur aptitude médicale, autrement dit, celle de leur licence de pilote. Comme tout un chacun, il arrive aux pilotes de partir travailler avec l’esprit encombré de problèmes : enfant malade, tensions au sein du couple, instance de divorce, décès d’un proche, difficultés financières, professionnelles, etc. Chacun réagit et gère ses problèmes à sa manière, et les pilotes savent qu’ils peuvent demander à se faire arrêter, comme cela est stipulé dans le Code de l’aviation civile. Comme aurait dû le faire ce copilote d’Air Canada, le en 2008, qui a été pris d’une crise de nerfs, entre Toronto et Londres, obligeant le commandant à poser seul et en urgence le Boeing 767 à Shannon.

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Dès lors, comment déceler les souffrances qui peuvent tarauder une personne lorsque celle-ci a été sélectionnée pour ses qualités physiques et mentales – dont un self-control à toute épreuve pour faire face aux pires situations qui pourraient être rencontrées en vol ? Du reste, de longs mois peuvent s’écouler entre l’apparition de problèmes psychologiques et la visite médicale suivante.

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Cependant, le taux d’absentéisme chez les pilotes est l’un des plus bas des métiers que regroupe une compagnie. Le sentiment de supériorité qui auréole cette profession n’incite pas les pilotes, qui sont aussi des passionnés mais pas des surhommes (femmes), à renoncer à voler et à ne pas mener à bien leur mission. De plus les heures supplémentaires, bien rémunérées, ne les encouragent pas non plus dans ce sens, et enfin il est très difficile d’évaluer son propre état psychologique.

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Mal-être, idées suicidaires…, ils peuvent aussi faire une dépression et se trouver en grande fragilité psychologique, « péter un câble » et passer à l’acte en vol. Ou, dans un autre registre, subir l’endoctrinement d’une secte, basculer dans le fanatisme, vouloir servir la cause de Daech, etc.

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Une fois, en 2007, j’ai eu l’occasion de participer en qualité d’intervenant Facteurs humains à un débat sur le suicide chez les pilotes de ligne, animé par le Professeur Abdellatif Ziou, 13 ans après l’accident de l’ATR de la Royal Air Maroc (voir plus loin). Le débat avait créé des remous parmi l’assemblée de pilotes.

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Il existe des outils d’auto-évaluation, notamment pour la fatigue physique mais pas encore pour le mental, pour partir voler sereinement, être « apte à voler » (Fit to Fly). Cette démarche qui touche à l’intimité de soi n’est pas encore rentrée dans les mœurs. C’est un sujet très sensible, encore tabou pour beaucoup, pourtant l’état mental des pilotes doit être suivi avec les mêmes exigences que leur état physique.

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​Voici plusieurs cas de suicide ou tentatives chez des Pilotes de ligne à bord de leur avion :

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  • En 1982, un DC‑8‑61 de la Japan Airlines, en approche dans la baie de Tokyo Haneda, s’est abîmé en mer, 500 m avant la piste, tuant 24 des 166 personnes à bord. Le commandant, Seiji Katagiri’s (35 ans), sanglotait durant l’approche ; il souffrait de schizophrénie et était sous l’influence d’une secte. Il a passé deux reverses moteurs en approche et, malgré l’intervention du copilote et du mécanicien, le DC‑8 a percuté la mer. Cependant, après un traitement médical, le commandant a été à nouveau autorisé à voler…

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  • En 1994, un DC‑10‑30 de Fedex a failli s’écraser entre Memphis et San José en Californie, lors d’une bagarre dans le cockpit ; l’avion a alors effectué plusieurs acrobaties. Auburn Calloway, un officier mécanicien navigant en « mise en place », c’est-à-dire passager à l’arrière du poste de pilotage de l’avion-cargo, a tenté de mettre fin à ses jours en voulant simuler un accident pour que sa famille perçoive une importante assurance de sa compagnie (2,5 millions de dollars). Il avait des difficultés financières et était également sous le coup d’une sanction disciplinaire qui pouvait le conduire au licenciement. Calloway a essayé de déconnecter les enregistreurs de vol avant le départ, puis en vol a agressé les trois membres d’équipage à coups de marteau et de flèches de fusils sous-marins pour laisser croire que les blessures provenaient du crash de l’avion. Mais l’équipage a réussi à maîtriser le forcené qui a écopé d’une condamnation à perpétuité. En revanche, après un tel traumatisme, les trois navigants, le commandant David Sanders, le copilote James Tucker et le mécanicien Andrew Peterson n’ont jamais pu retrouver leur aptitude médicale.

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  • En 1994, un ATR42 de la Royal Air Maroc s’est crashé dans l’Atlas, entre Agadir et Casablanca, dix minutes après le décollage, à partir du niveau de vol 160 (4 800 m), tuant les 44 personnes à bord. Le commandant, Younes Khayati (32 ans), avait une relation amoureuse avec la copilote Sofia Figugui qui a désespérément tenté d’appeler au secours à la radio pendant la chute de l’avion.

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  • En 1997, un Boeing 737‑300 de la compagnie singapourienne SilkAir a chuté du niveau de vol 350 (10 600 m), entre Djakarta et Singapour, faisant 104 morts. Le commandant, Tsu Way Ming, avait des problèmes financiers, et avait contracté une assurance vie juste avant son vol pour protéger son épouse et ses trois enfants. Il a profité d’être seul au poste de pilotage pour tirer les fusibles des enregistreurs de vol avant de plonger le B737 vers le sol indonésien. Le rapport final du bureau d’enquête et d’accidents indonésien (NTSC) a conclu que la cause de l’accident restait indéterminée. Cependant, le NTSB américain ayant participé à l’enquête en tant que représentant d’un avion américain, a indiqué qu’aucun dysfonctionnement, ou panne mécanique, lié à l’avion n’a causé ou contribué à l’accident, et que l’accident peut être expliqué par une action intentionnelle du pilote. Plusieurs pilotes, qui avaient volé avec le commandant Tsu, s’étaient plaints de son comportement en vol qui lui avait valu plusieurs sanctions de la part de sa compagnie, notamment celle d’être démis de ses fonctions d’instructeur.

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  • En 1999, le crash d’un ATR42 d’Air Botswana a fait un mort. Le pilote Chris Phatswe avait décollé de l’aéroport de Gaborone, seul et sans autorisation. Après avoir tourné pendant deux heures au-dessus de l’aéroport, il a annoncé à la tour de contrôle son intention de se suicider à cause de sa licence qui avait été suspendue pour raison médicale. Malgré plusieurs interventions infructueuses d’officiels pour tenter de le raisonner, le pilote, qui avait l’intention de crasher l’ATR sur le building de la compagnie, a dirigé l’appareil à cours de carburant vers le parking où deux avions d’Air Botswana étaient stationnés. Entre-temps, le terminal avait été évacué.

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  • En 1999, un Boeing 767‑300 d’Egyptair a plongé du niveau de vol 330 (10 000 m), faisant 217 morts, des passagers américains et égyptiens dont une trentaine d’officiers. L’équipage était constitué du commandant Ahmed El-Habashi (57 ans), d’un officier pilote Adel Anwar (36 ans), et compte tenu de la longueur du vol – l’avion venait de Los Angeles –, il y avait également un équipage de renfort, un second commandant, Raouf Noureldin (52 ans), et un second officier pilote, Gamil El-Batouty (59 ans) à trois mois de la retraite. Le chef pilote de la flotte B767 d’Egyptair, le commandant Hatem Rushdy, était également présent à bord. Le copilote de relève Gamil El-Batouty a pris les commandes seulement 30 minutes après le décollage, pendant que le commandant s’était absenté du poste de pilotage. À son retour, il n’a pu contrer le copilote. Cet accident a donné lieu à une polémique entre les USA et l’Égypte qui n’a pas accepté la thèse du suicide.

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  • En 2013, un Embraer 190 de LAM Mozambique Airlines s’est crashé en Namibie, faisant 33 victimes. D’après le rapport du Directorate of Aircraft Accident Investigations (DAAI) namibien, le commandant, Herminio dos Santos Fernandes, s’est enfermé dans le cockpit et a plongé l’avion du niveau de vol 380 (11 500 m) vers le sol. Le copilote n’a pas pu entrer dans le poste de pilotage malgré ses nombreux appels et coups derrière la porte blindée. À noter que les règles compagnie demandaient qu’il n’y ait jamais une personne seule au cockpit, ce qui n’a pas été respecté ce jour-là. D’après le journal The Herald Zimbabwe, le commandant souffrait de dépression, il était en conflit avec son épouse et avait perdu son fils un an plus tôt.

 

  • En 2014, un B777‑200 de la Malaysia Airlines (MH370) disparaissait des écrans radar sans laisser de trace. Ce mystère, qui a fait 239 victimes, n’a toujours pas été élucidé à ce jour. L’une des hypothèses serait celle du déroutement et du crash de l’avion par les pilotes. En effet, le transpondeur (d’identification) avait été mis sur Standby, mais surtout le système de surveillance et d’envoi de données automatique (ADS : Automatic Dependant Surveillance) sur Off, ce qui ne peut se faire que par un pilote qualifié, contrairement au transpondeur. Après cet évènement, lors de vols de nuit, j’ai demandé à plusieurs hôtesses et stewards s’ils savaient, à la lecture des instruments du tableau de bord, si je suivais la route prévue, et aucun n’a su me répondre.

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  • En 2015, un A320 de la compagnie Germanwings, filiale de Lufthansa, reliant Barcelone à Düsseldorf, s’est écrasé dans les Alpes du Sud françaises, faisant 150 morts. D’après le rapport du BEA, le copilote, Andreas Lubitz (27 ans), a délibérément crashé l’avion contre la montagne pendant l’absence du commandant Patrick Sondheimer (34 ans) qui n’a pas pu regagner le poste de pilotage à cause de la porte blindée bloquée en position fermée par le copilote. Celui-ci souffrait de « pathologie du narcissisme malade » et était sous l’emprise de médicaments interdits pour un navigant en activité. Selon le procureur de Düsseldorf, il avait déjà eu des tendances suicidaires par le passé. Il est aussi possible d’imaginer une mise en scène de la mort du copilote, qui n’a pas cherché à percuter rapidement le sol.

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Suite au crash du Germanwings et à la polémique qui en a découlé au sujet du pilote resté seul aux commandes, l’Agence européenne de sécurité aérienne (EASA) a recommandé la présence dans le cockpit d’une autre personne, comme un steward ou une hôtesse. Il est en effet beaucoup plus difficile de passer à l’acte lorsque l’on n’est pas seul, sauf si les « responsables » de la souffrance du suicidaire se trouvent à bord (cas d’Egyptair et de la RAM).

 

Néanmoins cette surveillance du pilote peut créer une gêne, voire une méprise, car si le pilote doit effectuer une procédure ou une manœuvre d’urgence, le surveillant pourrait interpréter ces actions comme une prise de contrôle illicite de l’avion. Enfin dans chaque cockpit il y a une hache et un pied de biche (équipements de sécurité réglementaires) qui pourraient être utilisés par l’un des pilotes pour neutraliser l’autre ou le surveillant, sans que derrière, dans la cabine, personne n’en ait conscience.

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Pour différentes raisons, tous ces cas de suicide de masse ont été prémédités. Les pilotes étaient soit malades comme le commandant de la Japan Airlines et le copilote de la Germanwings, soit dépressifs, ou animés par la vengeance, comme les commandants de la RAM et d’Air Botswana ainsi que le copilote d’Egyptair, ou par intérêt pour protéger leur famille en faisant payer les assurances, tels le commandant de SilkAir et l’officier mécanicien de Fedex.

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Dans le cadre d’une étude sur la santé, des chercheurs de Harvard ont révélé que, sur les 1 848 pilotes de ligne ayant répondu à un questionnaire anonyme sur internet en 2015, 12,6 % avait atteint le seuil de dépression clinique. En outre 4,1 % (75 pilotes) avait déclaré avoir eu récemment des pensées suicidaires. Le rapport précise : « Bien que les résultats aient une généralisabilité limitée, il existe un nombre important de pilotes souffrant de symptômes dépressifs. », « Néanmoins, les principaux résultats restent surprenants – des centaines de pilotes qui volent actuellement sont en dépression et ont même des pensées suicidaires, sans possibilité de traitement en raison de la crainte d’impacts négatifs sur leur carrière. (…) Nous ne pensons pas qu’il y a une proportion plus élevée de pilotes souffrant de détresse psychologique par rapport à la population en général. »

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Le suicide, ce côté obscur et inquiétant de l’être humain, ne peut pas être ignoré. Une approche plus psychologique, plus personnelle, permettrait d’éviter le passage à l’acte qui reste heureusement exceptionnel. Une connaissance plus approfondie des risques psychologiques et de leur prévention s’avère nécessaire si l’on veut continuer à progresser en termes de sécurité aérienne, même si certains verront dans cette démarche une atteinte à leur intimité et leur liberté.

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Le rapport final du BEA sur l’accident du Germanwings recommanda la levée plus systématique du secret médical, tout en cherchant à préserver l’équilibre entre secret médical et sécurité publique. Les médecins et les patients y sont très attachés, et ce verrou sera difficile à faire sauter. Cependant, si le médecin connaît les responsabilités de son patient – la carte Vitale pourrait fournir la profession du patient –, il devrait pouvoir informer rapidement un organisme psychiatrique qui se chargerait de prévenir l’employeur ou une instance administrative ayant autorité. Après ce crash, la FAA et l’EASA ont mis en place un comité pour définir de nouvelles règles d’aptitude mentale.

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Cependant, en 2019, le Conseil national de l’Ordre des médecins et la DGAC ont mis en place un procédé pratique destiné aux médecins traitants des pilotes d’aéronef. Ce procédé permet au médecin, qui s’interroge sur l’existence d’un risque pour la sécurité aérienne en raison de l’état de santé d’un pilote, de solliciter, pour un avis, un médecin aéronautique évaluateur de la DGAC, sans révéler l’identité du pilote concerné.

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Ces comportements à risque devront être enseignés et intégrés dans la formation sur les Facteurs humains pour les pilotes et les autres métiers en relation directe avec les avions. Les proches des pilotes devraient être à même de déceler toute anomalie mentale ou physique, de nature à remettre en cause l’aptitude à exercer son métier. Par souci d’objectivité, cela pourrait être un intime, pas directement impliqué dans les difficultés rencontrées.

 

Concernant l’étude des avions de ligne à venir, celui sans pilote aura l’avantage de supprimer le risque de suicide du pilote en vol.

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